dimanche 22 novembre 2009

A titre d'exemples, deux portraits tirés de mon livre: "L'homme qui marchait sur les toits et trente autres destins". Le premier concerne une patiente soignée psychiatriquement, l'autre un de mes anciens paroissiens:
Lydia M.

Suite à mes démarches, le « Messager Évangélique » du 22 / 10 / 1978, publie l’annonce suivante : « Projet de Groupe Balint : Début envisagé : novembre 1978 – Rencontres bimensuelles de 2 heures – Lieu : Centre Hospitalier Spécialisé 67170 Brumath – Personnes concernées : personnes engagées professionnellement dans une relation suivie avec autrui : pasteurs, médecins, travailleurs sociaux, enseignants, n’ayant pas entre elles de relation suivie sur le plan socio-familial ou professionnel – Le groupe comportera 12 participants – Participation aux frais, dates et horaires seront convenus avec les futurs participants ». Cette annonce est signée conjointement par le pasteur Théo Pfrimmer et le Docteur Michel Graff que j’avais mis en relation.
Une douzaine de volontaires s’inscrivent. Ce groupe Balint se réunit durant quatre années. Selon son objectif, il permet : « la résolution d’une relation professionnelle enlisée ou conflictuelle par la prise de conscience des phénomènes impliqués ». Il m’apporte une saine prise de distance dans mon travail d’accompagnement intensif.

Grâce au « Groupe BALINT », de l’antipathie à la sympathie !

Je n’arrive pas à canaliser Lydia M. avec ses nombreux coups de fil, ses demandes de visite à domicile, la spirale sans fin de ses jérémiades. J’ai envie de rompre la relation d’écoute, comme beaucoup de médecins traitants, d’assistantes et de pasteurs l’ont fait. Ses plaintes éternelles et leurs conversions hypocondriaques, ses déchaînements agressifs, ses essais de castration sont lassants et usants et en fin de compte la rendent antipathique. J’ai envie de l’abandonner à son sort de mante religieuse pour ne pas être étouffé par elle.
C’est grâce à la séance du groupe Balint du 7 février 1980, que mon antipathie et ma répulsion me quittent. Quel fut le déclencheur du changement, non du contenu de ma cure d’âme, mais de mes états d’âme et donc de ma disponibilité ? Le Dr Graff trouve que Lydia éprouve en permanence des sentiments d’étouffement et essaye de s’en libérer, soit par des fuites dans d’autres lieux ou auprès de nouveaux « guérisseurs », soit par des récriminations contre ses envahisseurs, tels ces chiens de son voisinage qui l’étouffent et l’empêchent de vivre normalement.
Elle veut que je me déplace à son domicile, mais je limite mon assistance à l’écoute téléphonique. Elle arrive à changer d’air, en se faisant hospitaliser. Elle vient me rencontrer à mon bureau le 27 mars. Mon procès-verbal de l’entretien note : « En rentrant ensemble dans mon bureau, elle me demande d’aérer la pièce. J’ouvre la fenêtre (ce que je n’aurais pas fait, si au groupe Balint, nous n’avions pas parlé de l’étouffement qu’elle ressent plus fort que d’autres et que moi). Elle s’assied près de la fenêtre ouverte et très près de moi. Elle décrit longuement son impression d’étouffer au pavillon par la compagnie de tant de mourantes, par le manque de liberté de téléphoner ou de sortir, par la résistance des infirmiers à ses plaintes. À la fin de l’heure permise, elle change de sujet et dit regretter d’avoir quitté sa maison d’où elle a fui à cause d’une tension intenable avec son frère et avec les chiens que leur voisin envoie aboyer contre elle. Sur le chemin du retour à son pavillon, elle panique comme une gamine. Avec son corps, elle m’empêche de fermer la porte du pavillon derrière elle. Je n’y arrive qu’en disant : « Je ne veux pas vous forcer. C’est à vous de me laisser partir ». Ainsi s’amorce un accompagnement qui dure depuis trente années !

Les remèdes à son asthme psychique

Un rapport médical de 1983 relève que « les différents soins qui ont pu être apportés à Lydia ont permis, malgré la gravité de la maladie, de sauvegarder la quelque autonomie qu’il reste à la patiente ».
Celle qui a sacrifié sa jeunesse et son métier dans la haute couture en Hollande pour accompagner sa mère handicapée jusqu’à la mort de celle-ci, se voit obligée de remuer ciel et terre pour trouver elle-même des relations d’aide. Celle qui étouffait sous les exigences vindicatives de sa mère, cherche des bouffées d’oxygène pour parer à son asthme psychique.
Pour ma part, je discerne de plus en plus clairement qu’elle m’utilise comme une fenêtre ouverte sur le souffle tendre, maternel et sécuritaire du Père des cieux. Je sers de cheminée pour y brûler ses colères rentrées, de soupape d’échappement à ses agressions verbales et de bouteille d’oxygène apportant la compassion. Je me limite à l’accompagnement téléphonique quand elle n’est pas hospitalisée. Je ne viens la visiter qu’en présence de son frère qui cohabite avec elle et qui « risque de faire sauter sa cuisinière où le feu rugit ».
Évidemment, mon accompagnement ne lui suffit pas, vu l’intensité de son feu intérieur, de ses sentiments d’étouffement, de ses impressions d’abandon, de la difficulté de concilier sa soif insatiable d’être consolée avec sa soif d’indépendance. Elle arrive à se trouver un tas de remèdes épisodiques et deux remèdes permanents.

Ses fréquentations d’assemblées cultuelles
Malgré sa claustrophobie, elle se laisse véhiculer par des âmes sœurs, dans tout le Bas-Rhin et jusqu’en Allemagne, afin d’assister à des réunions d’évangélisation, à des meetings de conversion massive, à des cultes animés par des prédicateurs de renom, à des retraites chez des diaconesses. Elle cherche à recevoir la bonne parole thérapeutique, quitte à ce que ce soit des remontrances moralisantes, mais la plupart du temps, rentre chez elle déçue.
Un responsable de la « Confrérie Saint-Michel » me dit : « Lydia s’était inscrite à notre retraite spirituelle de la Semaine Sainte. Ne voulant pas se mêler directement aux autres participants qu’elle ne connaissait pas, elle se plaçait derrière la porte fermée de la salle de conférence pour suivre les études bibliques, les méditations, les liturgies. Ce n’est qu’en fin de session, lors de la nuit de Pâques que la porte s’ouvrit, qu’elle entra et participa à l’échange de la salutation de paix".
Le jour où elle veut fuir sa maison et s’éloigner de ses deux frères pour venir assister à la fête annuelle de 1985 au CHS à laquelle participaient les paroisses du Consistoire de Brumath et l’Association des Amis des Handicapés Physiques de notre Église, je refuse de la véhiculer : «Vous arriverez à vous débrouiller pour vous déplacer. Ce que Lydia veut, Dieu le veut ! ». Elle part d’un grand éclat de rire et rétorque : « Vous me connaissez bien ! ».

Ses appels à l’aide à toute heure du jour et de la nuit.

Quand elle n’arrive plus à supporter d’être seule avec sa solitude, et que les sentiments d’abandon et d’angoisse de la mort l’étouffent trop, elle téléphone sur le champ à un médecin, à un pasteur, à son tuteur, ou à l’accompagnatrice du moment. Si elle arrive à s’étendre longuement sur ses malaises, elle peut s’apaiser et conclure la conversation. Si les écoutants veulent couper court, discipliner la fréquence de ses appels, différer la conversation, elle agresse jusqu’à rejeter l’interlocuteur. « J’étais prête à lui raccrocher au nez, car il n’y avait pas de vent dans les voiles ! ».
Ses médecins traitants discernent bien ce que leur collègue Balint a mis en relief : Lydia leur présente des douleurs physiques pour profiter de leur compagnie et être assistée de quelqu’un d’autorisé qui calme ses sentiments d’abandon et d’angoisse.
Après mon premier entretien avec elle le 27 février 1979, je note mes constatations ainsi : « Elle me parle de ses phobies, de ses peurs, de ses pensées noires. Je ne sens pourtant aucune angoisse en elle en ma présence. Elle semble sûre d’elle et parle de ses problèmes de manière détachée et rationnelle. Elle m’offre quantité d’hameçons et veut me convaincre qu’elle est une grande malade avec des affections spéciales. En fin de compte, j’ai l’impression qu’elle a surtout horreur de la solitude. Pourvu qu’elle soit écoutée et pas par n’importe qui ».
Un peu plus loin, j’ajoute : « Elle se sent dépendante de la sollicitude des autres, donc en attend beaucoup trop. Les autres la déçoivent forcément à la longue. Sa vie est faite d’une chaîne de relations nouées, puis tendues, finalement dénouées. Suit une étape de solitude, de sentiment de culpabilité et de demandes de pardon. Dans une troisième phase, soit l’ancienne relation est renouée, soit elle est remplacée par une nouvelle encore vierge qui pourrait rendre le miracle de sa guérison possible ».
Quand elle m’appelle en dehors des séquences horaires convenues, je lui demande où le bât blesse, la renvoie et raccroche fermement. Lorsque le 26 août 1984 je lui répète ce même refrain, elle me rabroue me dit que je ne suis pas meilleur que les autres et me raccroche au nez. Elle renoue le contact trois jours après et accepte à nouveau mes limitations.
Le 20 janvier 1987, ô miracle, elle demande si elle me dérange et termine la conversation en disant : « Merci pour votre écoute et votre gentillesse. Que le Seigneur vous garde ».
Après vingt années d’échanges téléphoniques, je n’ai plus besoin de canaliser ses coups de fil. C’est le plus souvent le soir qu’elle me téléphone. Elle est au lit et avant de s’endormir, désire entendre ma voix. Elle me demande de lui répéter un des versets bibliques qui parle de la protection de Dieu. Parfois nous terminons en chantant une prière du soir, par exemple : « Ô que ta main paternelle me bénisse à mon coucher et que protégée par elle, je m’endorme, ô mon berger ».

Ça va mieux chez elle, quand elle peut aider les autres

Mes comptes-rendus des partages bibliques que j’organise tous les quinze jours dans mon bureau à l’hôpital ainsi que mes rapports sur les « groupes de soutien mutuel » qui ont lieu une fois par mois au presbytère d’Eckwersheim, rapportent : Lydia se fait conduire par une connaissance ou en taxi, sa participation est le plus souvent non-violente, communautaire et constructive. Les interactions entre les participants sont centrées sur un sujet de discussion, ou sur un passage biblique, ou sur des thèmes d’intercession. « Je n’ai pas envie de « posséder » les autres ou de les « avoir dans mes griffes ». Je n’ai plus besoin de fréquenter d’autres réunions spirituelles ».
Lydia partage sa maison avec son frère Jacques. Un second frère vient séjourner chez eux entre deux séjours à l’hôpital psychiatrique où il est soigné pour son éthylisme. Durant une bonne année, la cohabitation se passe assez bien. Lydia prend son second frère sous son aile. Elle arrive à limiter sa dépendance à l’alcool. Elle gère sa pension, avec l’autorisation des autorités médicales. Elle n’a besoin de moi que lorsqu’elle a l’impression que ses deux frères se liguent contre elle. Elle est à l’aise dans sa mission d’entraide.
Je suis appelé à intervenir le 15 mars 1986. Il m’est donné d’assister à un événement extraordinaire. Je suis tellement impressionné et instruit par le psychodrame que les trois « enfants » jouent devant moi que j’en fais taper un « verbatim » à la machine :
« Lydia dit à son frère alcoolique : « Sale menteur, toujours une excuse. J’en ai assez de toi. Dehors. Attends tu auras ta correction ». À ce moment-là, à ma stupéfaction, Lydia se jette sur lui, portant des coups sur ses bras, puis sur son visage. Son frère pare les coups. Brusquement, les deux tombent à la renverse, Lydia allongée sur son frère, le dos contre sa poitrine. Elle me regarde en riant. Puis la bagarre continue de plus belle sur le divan, jusqu’à ce que Jacques les sépare. Et Lydia de me dire avec un sourire narquois : «  Ca vous a plu, M. le Pasteur ? Vous ne nous avez même pas séparés ». Je réponds : «  La bagarre n’est pas allée trop loin, alors je n’ai pas joué à l’arbitre ! ».
Au bout de 78 répliques, j’arrive à les quitter. Après ce psychodrame d’adieu à son frère qui est placé peu après en maison de retraite, Lydia trouve la sérénité. Durant plus d’un an, elle ne me téléphonera que rarement. Elle n’a plus de fibrome qui la brûle et ne se plaint pas de Jacques. Je reflète à Lydia qu’elle a fait une bonne action pour son second frère.

« Le pasteur est un médicament pour mon frère ». Jacques est son remède permanent !

Le 5 juillet 1991, après une série d’une trentaine de coups de fil où je leur sers de soupape de sécurité, j’écris à Lydia et à son frère Jacques la lettre suivante :
« Vous souvenez-vous de nos entrevues passées dans votre maison natale où je n’acceptais de venir que pour vous rencontrer ensemble ? Elles avaient lieu à des moments de crise où vos tensions et vos agacements entraînaient des reproches sexuels, des gros mots et des accusations qui faisaient mal, très mal à l’autre. Vous en arriviez même à vous donner des coups. Vous aviez alors envie de fuir cette ambiance électrisée.
Je vous écoutais tous les deux, freinant les flots de paroles chez Lydia et encourageant Jacques à ne pas garder ses colères en lui. Dès que je pouvais me faire entendre, je vous disais mon admiration, parce que vous avez choisi, après le décès de votre mère, de continuer à vivre ensemble sous le même toit. Vous êtes unis pour le meilleur et le pire, mais sans avoir de vie conjugale. Vous avez les difficultés de la vie de couple, sans en avoir les compensations. Je sais que chacun de vous a renoncé au mariage, pour vous soutenir mutuellement et ce qui est somme toute naturel et bon, vous chamailler. »

Le remède de la prière, n’importe où et n’importe quand, même au téléphone !

Lydia me demande de prier avec elle à la fin des entretiens téléphoniques. Je me suis exécuté des dizaines de fois avec plaisir depuis que le groupe Balint me l’avait rendue sympathique. Je lui demande alors pour quoi et pour qui prier. Ses réponses varient selon l’ordre du jour. Elle ponctue mes intentions d’« amen » et d’« alléluia ». Le plus souvent, elle prie à son tour.
Il y a des décennies, un pasteur a invité ses ouailles à téléphoner à Dieu à l’aide des psaumes, en faisant le 23 51 103 121. Avec Lydia nous téléphonons à Dieu en l’appelant avec le 23 par exemple : « L’Éternel est mon berger… ». Parfois, nous récitons la strophe connue de Dietrich Bonhoeffer : « Von guten Mächten wunderbar geborgen, Erwarten wir getrost was kommen mag, Denn Gott ist bei uns am Morgen Und ganz gewiss an jedem neuen Tag ».
Mon ami et collègue Jean-Jacques Dietsch qui m’a recommandé Lydia au début de mon ministère d’aumônier en psychiatrie, est le premier « pasteur » qui a prié avec elle au téléphone. Bien d’autres collègues qui n’ont pas su supporter ses plaintes, ne sont évidemment pas arrivés à connaître ces moments de résolution, d’apaisement et de récapitulation qu’apporte la prière au téléphone !
Rudy FRANK

Sentant sa mort prochaine, il me confie ses descentes et ascensions salvatrices qu’il a tenues secrètes jusqu’alors. Après avoir raconté le film positif de sa vie, il me demande s’il a mérité ses dernières années de souffrance et de perte de liberté. Je réponds dans l’esprit d’Esaïe 40, 1-2 : « Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu. Criez-lui qu’il a reçu de la main de l’Éternel au double de tous ses péchés ». Nous terminons l’entretien par une prière partagée de reconnaissance et d’appel au secours. Les yeux souriants de Rudy sont embués de larmes !
Il me donne l’autorisation de parler de ses exploits héroïques après son décès. Les métastases ont raison de lui le 28 mars 2008. Son épouse écrit en exergue à son annonce de décès : « Le bonheur des siens était sa vie. Il nous a quittés, discret et béni de tous. Notre réconfort est d’avoir pu l’accompagner journellement jusqu’au bout ». Je certifie que ce ne sont pas là des paroles en l’air, mais vraies.

Le long d’une gouttière

Le petit Rudy est abandonné par sa mère dès le quatrième jour après sa naissance. Il est recueilli à l’orphelinat de Baden-Baden. Il apprendra quarante ans plus tard qu’il a échappé au transfert au camp de concentration du Struthof grâce à la médiation d’une sœur infirmière. Durant la guerre, les nazis considéraient les orphelins comme des poids morts !
Rudy veut retrouver sa mère. Il se débrouille pour être de corvée dans les bureaux de l’orphelinat. Il y consulte les registres d’admission et trouve l’adresse de sa maman. Il s’enfuit de l’orphelinat, se terre le jour et se faufile dans un train de nuit pour rejoindre Lampertheim-Mannheim. Sa grand-mère qu’il voit d’abord, trouve qu’il ressemble à son père. Mais la mère soutient mordicus que Rudy est le fils de sa sœur. Elle le reconduit à l’orphelinat. Il est puni et doit rallier l’orphelinat de Zinsheim qui est connu pour sa discipline de fer.
Là, il doit subir les sévices de son nouveau directeur. Les punitions y sont données arbitrairement. Il faut tenir une poutre à bout de bras, sans pour autant fléchir les bras. Celui qui échoue doit présenter son dos nu, les bras tendus et les mains posées sur un radiateur. En présence des autres orphelins, il est alors fouetté.
À la fin de la guerre, Rudy refuse de faire le salut hitlérien devant le directeur. Il est fouetté. Il enduit ses meurtrissures avec de l’oignon cru. Les plaies gonflent démesurément. Il est admis à l’infirmerie. Il s’enfuit par la fenêtre. Il descend agilement le long de la gouttière. Il fait le mur et court au commissariat de police où il se réfugie et dépose plainte. Son récit dantesque n’est pas cru. Il enlève son linge de corps et exhibe les preuves ensanglantées et boursouflées.
Les autorités incrédules lui promettent d’intervenir et le renvoient. Rudy refuse de retourner à l’orphelinat, s’il n’est pas accompagné pour confondre le directeur. Grâce aux acrobaties et à l’audace de Rudy, ce directeur va être démis de ses fonctions et remplacé. Les sévices corporels seront désormais bannis, mais les traumatismes subis mettront plus longtemps à s’estomper que les blessures physiques.

Par-dessus le mur

Rudy a le droit de quitter l’orphelinat. Il est confié à une famille d’accueil. Tous ses efforts pour plaire à ses parents adoptifs et pour leur obéir au doigt et à la baguette, ne lui permettent pas d’accéder au rang de fils. Il reste cendrillon. Les vrais enfants lui sont préférés. Il est accusé du vol commis par l’un d’eux. Il prend ses cliques et ses claques et s’enfuit comme un voleur dans la nuit. Il redevient un chat de gouttière.
Il prend son courage à deux mains et essaye une nouvelle fois d’amadouer sa mère qui le refoule, en expliquant que son mari actuel n’est pas au courant de son existence. Il sort, attend cet homme dont il sait qu’il s’appelle Groll, le file et le coince au bas de l’escalier. Il lui raconte son histoire et le second abandon de sa mère. Rapidement, son interlocuteur veut l’éconduire : « Ton histoire ne me concerne pas. Pourquoi me la racontes-tu ? ». Et Rudy de répondre : « Parce que ma mère, c’est ta femme ! ». L’homme répond : « Je n’ai pas à me mêler de vos histoires. Va ton chemin ». Il entre visiblement en colère et claque la porte d’entrée. Rudy suppose qu’une scène de ménage suivra, mais accepte d’être pour la troisième fois laissé sur le carreau.
Il trouve que l’Allemagne n’est pas une bonne mère patrie. Il décide de s’engager dans la Légion étrangère dont un bureau de recrutement est installé dans une caserne allemande réquisitionnée par les Alliés. Rudy apprend que les autorités de son pays, veulent à tout prix empêcher leurs ressortissants de s’enrôler dans l’armée française et qu’elles contrôlent les allées et venues aux abords de cette caserne. Il trompe la vigilance extérieure en faisant le mur et en se faufilant à la sauvette à l’intérieur. C’est une fuite inverse pour passer en fraude la frontière entre l’Allemagne et la France.
Il accepte les entraînements et la discipline de fer de la hiérarchie militaire française, car il se sent libéré des bourreaux de son enfance. Engagé dans l’armée, il a un métier, il est nourri et blanchi. Il est transféré en Afrique du Nord. Il supporte les conditions de vie du désert. Il en a vu d’autres. Il fait toute la guerre d’Algérie.

À l’ascension d’une dune

C’est au cours de cette guerre que l’ironie du sort lui fait croiser le chemin d’une nouvelle recrue pas comme les autres. Se présentant, ce malabar informe qu’il est originaire de Mannheim. Rudy lui dit qu’il y a connu une famille Groll. « C’est mon père. Je m’appelle Manfred. Ma mère adoptive, donc ta mère, ne m’a jamais aimé et m’a mal nourri. C’est pourquoi je me suis engagé ! ». On s’imagine l’amitié et le soutien mutuel qui vont rapprocher ces deux abandonnés.
Rudy raconte qu’un jour, sa patrouille est en mission de reconnaissance des manœuvres ennemies. Le soleil tape. Le silence hante les collines de sable et de regs. Voilà que Rudy a une inspiration subite. Il grimpe au haut de la grande dune que son commando veut contourner. Dans le sable presque mouvant, ses pieds s’enfoncent. Celui qui est descendu le long d’une gouttière et qui a franchi agilement les murs de la caserne, réussit difficilement l’ascension de la dune. N’est pas chameau qui veut. Atteignant la crête, il distingue, au bas de l’autre versant, une horde de fellagas placés en embuscade. Il dévale la colline pour prévenir ses camarades. Sa patrouille rebrousse chemin. Elle rentre, saine et sauve, au campement. Rudy est récompensé pour son acte de bravoure, mais pour cet événement uniquement !
Pour lui, la légion représente une famille, mais les plaisirs y sont solitaires. Il se souvient avec horreur du pédophile auquel il avait échappé à l’orphelinat. Les gueules de bois à l’armée ne le satisfont pas. Il en a assez de tuer pour ne pas être tué dans cette drôle de guerre. Il se sent prisonnier de son orphelinat militaire. Il attend patiemment son heure pour remonter des enfers.
En 1959, à la fin de son contrat de cinq ans, il est muté dans le service civil à Bône. Il rejoint la métropole en 1962 lors du rapatriement des Pieds Noirs. Il est affecté au centre de recrutement de Strasbourg Polygone. Il rempile pour deux années supplémentaires qui lui permettent d’acquérir la nationalité française, de faire son permis de conduire et… d’attendre que sa fiancée atteigne la majorité.

Le long d’un rayon de lune

« Après dix ans de bons et loyaux services, j’ai quitté la légion la tête haute. Mais mes supérieurs m’ont considéré comme un fuyard. La mère patrie française n’a pas honoré toutes les promesses de soutien et de sécurité qu’elle m’avait fait miroiter au moment de mon engagement. À nouveau, j’ai dû me débrouiller seul, trouver du travail et enfin un havre de paix ».
Rudy est refoulé l’une ou l’autre fois quand il se présente à une place et que le patron apprend qu’il a été « légionnaire ». Après des petits emplois d’intérimaire et de manutentionnaire, il trouve un poste de cariste à la brasserie Kronenbourg. Deux ans après, il apprend un beau jour de la bouche du contremaître sa mutation imminente à la nouvelle usine d’Obernai. Il refuse net et menace de débaucher « car je viens de me marier, mon épouse travaille également à Strasbourg et nous venons d’acheter un appartement ». Comme Rudy ne présente jamais de certificats médicaux de complaisance, comme il ne rechigne pas à la tâche, comme il manie bien le chariot élévateur, le contremaître accepte de le laisser en place. Mais quand le harcèlement pour qu’il intègre la nouvelle usine d’Obernai se fait de plus en plus persistant, il quitte cet emploi. Il trouve une place à France Télécom où il travaillera jusqu’à sa retraite.
Comme dans la chanson, il fait la cour à sa Paulette à bicyclette. Il lui restera fidèle jusqu’à la mort. Avec elle, il prend enfin une revanche sur ses abandons, sur ses manques d’affection et ses insatisfactions d’un univers masculinisé. S’il pouvait être le baron de Münchhausen, il grimperait le long d’un rayon pour décrocher la lune à sa bien-aimée. En 1966, le pasteur Gérard Horn leur choisit un texte de mariage ambitieux. Je témoigne que ce couple engagé dans l’Église, partageant les responsabilités parentales, et attaché aux valeurs traditionnelles, arrivera à peu près à mettre en pratique cette parénèse de l’apôtre Paul : « Marchez d’une manière digne du Seigneur, soyez-lui entièrement agréables, portez des fruits en toutes sortes de bonnes œuvres, croissez par la connaissance de Dieu, fortifiés à tous égards par sa puissance glorieuse, en sorte que vous soyez toujours et avec joie persévérants et patients ». Rudy apprend qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, car Dieu n’est pas un père inexistant, ni un pèr(e)sévère, ni un pèr(e)vers. Il gère sa vie familiale en bon père de famille, en faisant preuve de persévérance et de patience. Mais envers le monde extérieur, il reste susceptible, tout comme son épouse. S’il se sent atteint dans sa liberté, éconduit, exploité ou mal aimé, il peut piquer des colères et rompre les relations.

Au haut des poteaux, au haut du clocher

À France Télécom, Rudy est unanimement reconnu comme un collègue agréable et serviable. Il est admiré pour son agilité et sa témérité. Quand la grimpette le long d’un poteau télégraphique en bois est délicate et périlleuse, c’est lui qui met les chaussures spéciales à dents longues et acérées. À défaut de mâts de cocagne qu’il n’a jamais eu le loisir de gravir pour chercher un trophée, il monte et descend allègrement le mât qui supporte les lignes téléphoniques, à l’aide de griffes et d’une corde qui entoure à la fois ses reins et le poteau. Sa retraite de funambule, d’alpiniste, de liftier et de grimpeur sera bien méritée.
Après sa retraite, il s’engage durant dix ans dans l’« Association du Petit Clou de Hoenheim » qui fabrique entre autres des mannequins grandeur nature et des décors pour des expositions à thèmes, du style de l’Écomusée d’Ungersheim. Rudy y est unanimement apprécié pour sa force de transporteur et pour sa dextérité de bricoleur, mais également pour son esprit de collaboration et de camaraderie. Il sait amuser la galerie. Ses collègues se souviennent qu’il était volontaire pour grimper sur les échafaudages de la maquette de 6 mètres de haut de la Chapelle Saint-Jean de Hoenheim. Tels les anges qui montaient et descendaient l’échelle qui reliait le patriarche Jacob au ciel, il a fait toute une gymnastique pour porter à bout de bras le pesant clocher et en coiffer l’église.

Remontées des enfers

Lorsqu’il doit lutter contre le cancer qui le ronge et qui va se généraliser, Rudy jette toutes ses forces dans la bataille pour sa survie. Par trois fois, il échappe à la mort. Une première fois, alors qu’il rentre d’une visite le 26 décembre 2003, Rudy se sent mal. Il arrive à se garer sur la bande d’urgence de l’autoroute. Il s’évanouit. L’ambulance l’emmène, inconscient, au service des urgences. Il est condamné selon les médecins de la réanimation, car son cœur est faible et ses poumons sont remplis d’eau. Il se meurt à la Saint-Étienne, mais ressuscite miraculeusement à la Saint-Sylvestre. Une opération à cœur ouvert est permise et entreprise en mai.
Après trois années d’accalmie, un cancer attaque ses poumons. L’ablation d’un des trois lobes du poumon droit est réalisée le 15 février 2007. À peine deux jours plus tard, les métastases entraînent l’ablation de l’intestin grêle dont il ne restera que vingt centimètres. À la surprise de tous les chirurgiens dont le pronostic est pessimiste, il arrive à « ressusciter » une seconde fois. À force de volonté et de nursing jour et nuit de son épouse, il peut rentrer chez lui, diminuer le nombre des intubations et des perfusions et reprendre une alimentation normale. Quand nous le voyons revenir au culte, nous sommes abasourdis par tant de résistance, elle aussi faite de persévérance et de patience. Rudy sait bien que les démarches tenaces et l’accompagnement journalier de son épouse et de ses filles Sandra et Tania, que les visites encourageantes de ses vrais amis ainsi que celles de son ancien et de son nouveau pasteur, que les prières en Suisse, en Alsace Bossue et dans la CUS, l’ont encouragé à tenir le choc. S’il descend la gouttière vers le puits perdu du néant, il arrive à la sueur de son front à regrimper le long des sables mouvants qui veulent l’étouffer et l’enliser. Dieu lui accorde un sursis de deux ans et demi. Il est sous la menace de nouvelles métastases, mais vit normalement.
Aucune vie ne peut bien se terminer. Rudy retourne dans les hôpitaux. Quelques jours avant sa mort, sans se plaindre, il relève le dossier de son lit, se redresse pour une dernière fois, prend une banane sur le chevet, la pèle et l’offre à sa petite fille. Espérons que sa mort sera suivie d’une ultime ascension salvatrice. Espérons qu’il rejoindra le Christ, son Sauveur qui est descendu aux enfers, qui est ressuscité des morts et qui lui prépare une place dans un royaume sans orphelinat, sans campement de guerre, sans usine délocalisée et sans cancer. Espérons que les télécommunications entre terre et ciel continueront à fonctionner, par la communion de la Sainte Cène et de la prière.

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